panser notre animalité

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Ce sont les philosophes grecs et surtout Aristote qui a défini l’homme comme « un animal pensant ». Pour le différencier de l’animal. Il semblerait que nous ayons vite oublié « animal » pour nous concentrer sur « pensant ». C’est ainsi qu’aujourd’hui, j’ai à cœur de rendre hommage à Voltaire, celui qui a été pour moi le premier « maître » à me relier à ma nature « animale ». Du latin « anima » : souffle, âme ; de ce qui anime, met en vie. 

Pendant plusieurs années, j’ai résisté à une demande familiale : avoir un chien. J’avais déjà trois enfants, c’était déjà bien assez. Et puis voilà qu’en changeant de vie professionnelle, de la banque aux relations humaines, j’ai lâché et suis allée chercher Voltaire, de l’année du V, un magnifique Golden Retriever aussitôt aimé, à peine nos regards se sont-ils croisés. Et pourtant, pendant de nombreuses années, je n’y voyais que des contraintes : des crottes à ramasser, des gardes à organiser, des dépenses de nourriture et de vétérinaire, des poils partout et des pattes sales à nettoyer… et ceci au moins quinze ans durant. Ce n’était pas pour moi. D’autant que je portais un regard plutôt critique sur les maîtres gâteux de leurs animaux, dont je ne comprenais pas comment ils pouvaient nourrir des sentiments aussi forts à l’égard de leurs bêtes, qui n’étaient pour moi que bêtes. Et dont je ne supportais pas non plus de marcher sur des trottoirs salis par leurs excréments non ramassés par des maîtres que je jugeais alors tout aussi bêtes que leurs bêtes. Le chien n’avait pas sa place en ville, le chien n’avait pas de place dans mon foyer, même si à l’époque j’avais un jardin. Et je préférais satisfaire la demande d’animal de mes enfants par des poissons rouges qui mourraient régulièrement et dont il était assez facile de se débarrasser en tirant la chasse d’eau.

Voltaire est arrivé pour contrarier mes jugements bien-pensants. Fraichement entrepreneuse, j’avais du temps à lui consacrer. Il était là pour me tenir compagnie, face à la solitude de ma nouvelle vie d’entrepreneuse, dont je découvrais la délicate réalité d’un agenda vide, d’un téléphone qui ne sonnait plus, d’une identité professionnelle à réinventer. Il était là, lui, alors que je me sentais oubliée par ce monde du travail que je venais de quitter. Sa présence me faisait du bien. Grâce au temps passé ensemble, nous nous sommes très vite apprivoisés : je découvrais un nouvel ami avec lequel j’apprenais à vivre ; autrement. Très vite je découvrais aussi qu’il était avant tout un animal social qui détestait la solitude. Laissé seul, soit il se laissait mourir sans boire ni manger, soit il s’amusait à dérober les chaussettes que mes filles laissaient trainer dans leurs chambres pour les avaler et s’étouffer avec, si je n’arrivais pas à temps pour les lui ôter du fond du gosier.Avec lui, j’ai appris à lâcher mon besoin de perfection, de propreté et de rangement pour laisser la vie s’exprimer dans une maison habitée par une communauté d’êtres bien vivants : accepter les traces de ses pattes sales sur un sol mouillé qui vient d’être lavé, ses touffes de poils clairsemées partout sans passer ma vie à râler, l’aspirateur tenu en main, pour privilégier « l’être ensemble ».

Grâce aux promenades, il m’a aussi appris à respirer, à humer, à ralentir et sentir, à aller et venir sans forcément connaître la destination. Voltaire était une force tranquille et paisible, une présence silencieuse et attentive. Lui seul savait pressentir les moments de désespoir des uns et des autres, accueillir ces larmes qui lavent l’âme et prêter son corps aux caresses qui consolent et pansent les blessures. Sans jugements ni conseils. Fidèle compagnon sécurisant, il était le meilleur babysitter de mes filles et chaque fois que je délaissais ma nature animale pour me perdre, il était là pour me ramener à la réalité en m’emmenant chez le vétérinaire. Car se révélaient des maladies, comme un eczéma à l’intérieur de mes oreilles que je ne soignais pas, qui m’invitaient à prendre soin de lui et de moi. Ralentir, respirer, écouter. Pour « être », ici et maintenant, dans le souffle de l’instant présent.  Qui de lui, qui de moi était doté de cette capacité à penser ? Je me questionnais au sujet de cette intelligence relationnelle, émotionnelle, qui se passe de mots, de théories et de concepts, pour se concentrer sur « l’essentiel », c’est à dire de ce qui appartient à « l’essence » et qui se vit par les « sens », le corps. Tout ce dont je m’étais coupé, tant guidée par les « il faut ».

« C’est sous la forme d’émotions que la conscience aurait tout d’abord émergé dans le monde animal […]. Ressentir, vivre mentalement certains états de son corps serait la première manifestation de la conscience dans le monde vivant […]. Nos émotions, nos états affectifs nous parlent de nous dans un langage d’avant les mots, un langage intime qui n’est pleinement accessible qu’à nous-mêmes. »J’ai entendu ces mots prononcés par Jean-Claude Ameisen, auteur de « Ressentir et comprendre », un jour de novembre 2016 sur France Inter.

Désormais Voltaire est mort, mais son animalité reste là à m’habiter. Pour continuer à la nourrir, je retourne régulièrement me replonger dans « Femmes qui courent avec les loups » de Clarissa Pinkola Estès, un hymne à la femme sauvage : « Chaque femme porte en elle une force naturelle riche de dons créateurs, de bons instincts et d’un savoir immémorial. Chaque femme a en elle la Femme Sauvage. Mais la Femme Sauvage, comme la nature sauvage, est victime de la civilisation. La société, la culture la traquent, la capturent, la musellent, afin qu’elle entre dans le moule réducteur des rôles qui lui sont assignés et ne puisse entendre la voix généreuse issue de son âme profonde. »

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